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La rhétorique de la bêtise 

Entretien avec Jean-Philippe Ibos, auteur et metteur en scène

Le bon sens

Les dialogues de nos deux spécimens sont tirés de plusieurs textes écrits et créés avec la compagnie de théâtre AMGC. 
J’ai eu l’idée d’emprunter le duo d’acteur (Hubert Chaperon et Cyril Graux) et leurs personnages (le Grand Frère « chef de file des idées toutes faites » et le Petit Frère « suiveur sans cervelle ») à  un de nos spectacles dont le titre est « Conaud Frères, la bêtise n’est jamais à court d’argument ». Ces deux frères ont pignon sur rue. Ils ont leurs idées, et nous livrent leurs propos sur le quotidien. Ils distillent ce qu’on appelle le « bon sens ».
De la pensée simplifiée. C’est une entreprise familiale. De père en fils, ils répètent ce qu’ils ont entendu, sans réfléchir…


Le projet d’écriture, n’est pas tellement de travailler sur la bêtise mais plutôt sur son argumentation. Qu’est ce que c’est que la rhétorique du bon sens ? 


Décomplexés

Les frères Conaud sont décomplexés. Entre ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent, il n’y a plus de censure.
Or la civilisation se construit sur le fait qu’on va retenir ou détourner un certain nombre de violences que l’on porte en soi : l’instinct guerrier, le « Œil pour œil, dent pour dent ».
Ces choses là il faut les retenir pour qu’il y ait un « être ensemble » possible. C’est à dire les travailler : comprendre pourquoi je les dis, pourquoi je les pense, est-ce qu’elle sont vraies ?… 


Le vivarium

Ces deux Frères sont présentés dans une sorte de vivarium. On est face à ces deux frères leur espace naturel. Ils y vivent et y parlent sans contraintes. Le vivarium, permet de les regarder comme des spécimens. Ça met en valeur une des mécaniques du texte qui démonte la rhétorique des idées toutes faites, et en montre les dangers. L’aspect « cas d’espèce »… 

Techniques d’écriture

Le but est de montrer comment tout dérape en permanence. Comme dans la vie. Pour que le public puisse comprendre quelque chose de ce qui nous échappe dans le quotidien, il faut faire entendre ce quotidien en le déplaçant.
Je me sers de phrases, de mots qui sont utilisés dans le quotidien. Je les détourne, je les décale,… Je travaille la répétition, la boucle, les impasses… Ça fait entendre comment ce type de pensée est construite. J’utilise aussi des phrases toutes faites tirées de l’histoire politique récente, comme des points de départ des discussions. 

Le bon sens au pouvoir

« C’est du bon sens ! », voilà une petite phrase assez intéressante. Et le bon sens quand il a le pouvoir, que fait-il ?
En formation, quand on travaille sur le fonctionnement d’un groupe on fait faire un exercice. On dit aux participant : « Faisons une simulation. Créons un camp de vacances idéal. Aucune restriction de budget ! » Alors, les stagiaires en formation se mettent autour de la table et ils discutent. Ils parlent entre eux, on les observe.
On entend la construction d’une société se faire. Très vite le groupe organise au mieux son camp de vacances. Il instaure des règles, un règlement intérieur, et il finit immanquablement par clôturer, mettre en place une milice et des tours de garde… Au bout d’une demie journée, le groupe a construit un camp policier. Sans s’en rendre compte, parce que le « bon sens », le « bon ordre », la « tranquillité de chacun » fait qu’on démarre avec l’idée de construire un camp de vacances et qu’on termine toujours par ce genre de camp policier.

 
Dérapages incontrôlés

« C’est à ce genre de dérapage auquel on assiste dans ces saynettes. Mais tout ça « reproduit en laboratoire », pour mieux le voir, l’examiner. Petit à petit, les deux Frères nous entraînent dans un camp retranché, avec la parano et la violence envers tout ce qui n’est pas soi.
L’être humain sans la pensée. Ou plutôt avec la pensée animale, reptilienne.
C’est pour ça qu’on appelle l’endroit où ils parlent « le vivarium ». Les personnages penchent alors plus du côté de l’animalité et de l’instinct décomplexé et extrêmement prédateur. Les mots, les concepts de la civilisation sont tous détournés au profit de l’exclusion, de la violence.Ils sont intéressant ces Frères parce qu’ils se perdent.
Au fond, c’est la détresse et la haine qui sont mises en scène. Ils sont sûrs d’eux, de leur « bon sens ». Je préfère mes doutes à leur assurance.


Le rire

Ça me paraît important qu’on rie en les écoutant. D’un rire qui secoue le corps et le cerveau. Qu’on se surprenne à rire. Parce qu’on est dans une faille. Puis peu à peu, on trouve une distance. On remet en jeu de la pensée. On se questionne.

Une société de la répétition

« Le bavardage est roi. Les hommes n’écoutent pas assez ce qu’ils disent. Ils ne s’entendent pas parler. On est dans une société de la répétition. On remplace la réflexion par la répétition de ce que l’on a entendu. On utilise un certain nombre de phrases toutes faites qui nous font croire qu’on fait partie d’un ensemble. Il y a un effet « d’idées pré-mâchées ». Comme un mode d’emploi, un « prêt à vivre » du lien social qui remplace la réflexion sur l’être ensemble.
 C’est très difficile de ne pas répéter la première phrase qu’on entend sans se demander d’où elle vient. En plus, un être humain est paresseux. Je suis un paresseux ! Et la civilisation, l’être ensemble, la pensée du monde c’est du travail ! 


Les outils de la connerie

« Et surtout on est pas formé. On nous donne « les outils de la connerie » en permanence (à la télé, dans les journaux, dans la pub), jamais « les outils de la réflexion ».Il faudrait travailler mieux au décryptage des mots, des « expressions dominantes », des « petites phrases anodines », des manipulations de la vie courante. Où en sommes nous de l’enseignement de l’Histoire, des idées, de la lecture d’images, du montage télévisuel par exemple… ? 
Pourtant, devant la bêtise grandissante, la simplification de tout et de tous, il ne faut pas renoncer. Il ne faut abandonner la bataille. Parce qu’en face, de l’autre côté du petit écran, les marchands de cerveaux disponibles attendent notre abandon. Alors, il trouver l’énergie ! Entretenir le désir ! Il faut continuer à dire que le monde est plus complexe que ça. Continuer à le penser, à l’expliquer et à se l’expliquer à soi-même.